CHAPITRE XXI
Le voyage fut un peu plus rapide que la fois précédente. Pflat – qui maintenant se portait admirablement, et qui même avait pris goût aux nourritures terrestres, tout en restant végétarien – nous avait donné d’utiles indications qui nous permirent de naviguer un peu plus vite dans l’hyperespace. En douze jours, nous atteignîmes Rrfac.
Les Bomors, prévenus, nous attendaient. Ils avaient toutefois eu la discrétion de ne pas venir en nombre sur le lieu de notre atterrissage.
Nos astronefs se posèrent en plein centre de Bophal, sur une place immense qui d’ailleurs avait été utilisée autrefois comme astroport.
Tandis que je descendais la passerelle en compagnie de Pflat, de Luigi et de Mihiss, un groupe d’habitants de la ville s’avança vers nous. Ils étaient une vingtaine, et j’appris peu après que c’était le conseil de gestion au complet. Luigi et Mihiss reconnurent deux ou trois d’entre eux qu’ils avaient vus chez Pflat pendant leur captivité, notamment celui qui avait un nom imprononçable, Grlokl. J’étais maintenant habitué à ne pas trouver laids ou horribles ces êtres pour nous si étranges, et à lire sur leurs visages leurs sentiments. Ils étaient visiblement émus, légèrement inquiets, mais remplis d’un espoir débordant.
Pflat se précipita vers eux et s’entretint quelques instants avec Grlokl. Puis il revint vers nous et nous dit :
— Les Bomors ici présents, et qui constituent notre conseil de gestion, me chargent d’être leur interprète pour vous souhaiter la bienvenue et vous dire leur gratitude. Ils espèrent que vous avez tous compris, dans votre civilisation que ce qu’ils ont fait sur certains des vôtres, ils ne l’ont pas fait par pure cruauté, mais parce qu’ils étaient tenaillés par une nécessité vitale. Ils vous en demandent pardon.
Nous nous sommes dirigés ensuite vers un superbe palais rouge. Je ne vous décrirai pas Bophal. C’est une ville plus extraordinaire encore que ne le laissaient supposer les descriptions forcément incomplètes de Luigi Shraf. Vous en verrez d’ailleurs des images dans un instant.
Je ne parlerai pas non plus en détail de la réunion que nous eûmes, dans une salle somptueuse, avec les Bomors. Nous apprîmes que bon nombre d’entre eux n’avaient pas pris de nourriture mentale depuis une quinzaine de jours – en fait depuis qu’ils avaient été informés de notre départ. Ils voulaient, d’une part, ne pas prolonger les souffrances des captifs dans les chambres bleues, et d’autre part être prêts à essayer les produits que nous leur apportions et à en voir les effets. L’expérience eut lieu sur-le-champ, et les résultats furent immédiatement concluants. Nous vîmes leurs visages s’épanouir, leur joie éclater.
— Ils se sentent tous revivre, me dit Pflat. Ah ! j’aurais été bien coupable de ne pas vous accompagner !
Nous apprîmes aussi – ce fut même la première chose dont les Bomors nous informèrent – que les prisonniers étaient prévenus depuis une quinzaine de jours de notre arrivée prochaine. Jusque-là, ils avaient absolument tout ignoré de leurs ravisseurs. Ils n’en avaient jamais vu aucun. Ils ne savaient pas pourquoi on les avait capturés ni pourquoi on le menait dans les chambres bleues.
La prise de contact des Bomors avec ceux d’entre eux qui avaient été conduits dans une petite salle pour cette entrevue avait été orageuse et presque dramatique. Grlokl, qui avait appris tout exprès la langue des Haroas, leur avait exposé en détail la situation et les raisons pour lesquelles ils avaient été capturés. Mais la haine qu’il sentait en eux fut encore accrue par ses déclarations, et il dut utiliser les ondes « forlkrafs » pour protéger sa propre vie. Toutefois, les prisonniers se calmèrent un peu quand ils apprirent qu’ils allaient être libérés, et libérés à la suite d’un accord entre la race humaine et les Bomors. Dans les jours qui suivirent, après avoir réfléchi, leur ressentiment ne s’éteignit pas tout à fait, ce qui eût été impossible, mais la joie l’emporta en eux sur tous leurs autres sentiments. Je sus plus tard qu’il y avait eu des scènes de délire et d’enthousiasme extraordinaires dans les salles où ils étaient enfermés.
Mais j’avais hâte de revoir mon frère André après une si longue séparation. J’avais appris qu’il était en excellente santé, comme d’ailleurs tous ceux qui partageaient son sort. J’avais appris aussi qu’il avait figuré parmi le lot d’une centaine de prisonniers soumis à un traitement spécial – à la suite des études faites par Pflat sur Luigi et ses trois compagnons – et qu’il avait dû subir pour cela une longue claustration avant de rejoindre les autres, mais que son intelligence, ses facultés de compréhension et d’invention s’étaient effectivement accrues de façon considérable.
Ce n’est pas sans émotion que nous avons enfin pénétré, après la réunion, sous le porche du Bzolkr, cette immense bâtisse rouge où étaient enfermés les captifs – exactement trois mille quatre cent vingt-deux.
Quand s’ouvrit enfin le mur d’un des immenses halls, j’eus un saisissement et je crus que nous allions être submergés par une formidable marée. Par bonheur, le comité institué par les prisonniers eux-mêmes veillait, et il réussit à mettre un peu d’ordre dans ce tumulte…
Je m’étais attendu à voir des êtres humains et des humanoïdes de très grande taille. Je gardais le souvenir de ce qu’était mon frère au moment de sa disparition. Ma première sensation fut que mes compagnons et moi nous n’étions que des nains infimes auprès de ces créatures gigantesques… Les plus petites devaient avoir sept ou huit mètres… C’était fantastique, incroyable, inimaginable. Une cohue de géants prodigieux, presque nus, et de toutes les races, de toutes les couleurs.
Ils nous firent fête, nous soulevèrent dans leurs bras comme ils auraient soulevé des poupées, poussèrent des clameurs de joie dans vingt langues différentes. La scène était indescriptible.
Quand je vis enfin mon frère, j’avais les larmes aux yeux. Mais il était rayonnant. C’était un des plus grands. Ses traits n’avaient pas changé, ni les proportions de son corps. Mais sa tête était énorme, ses mains énormes, ses pieds, son torse, tout. Une créature fantastique, inconcevable, de huit mètres quatre-vingt-trois, ainsi que nous le constatâmes plus tard après l’avoir mesuré.
Je le regardais avec une sorte d’effroi. Mais il avait retrouvé son bon sourire. Il me souleva jusqu’à la hauteur de son visage et me mit sur les joues deux baisers énormes. Puis il me jeta littéralement dans les bras d’une superbe géante en me disant :
— Je te présente Léda Hochine… Nous nous aimons… Nous allons enfin pouvoir nous marier… Ah ! Georges, je pensais bien ne jamais te revoir… Et je sais déjà que tu as fait un magnifique travail…
André et Léda se couchèrent sur le sol afin de pouvoir s’entretenir plus commodément avec moi. Au bout d’un moment, je m’habituai un peu à leur gigantisme. Et nous parlâmes du passé.
— Oh ! reprit mon frère, nous ne pensions plus beaucoup à ce que fut notre vie heureuse d’autrefois. Je pensais surtout à toi et à nos amis… Et à mon fils… Tu dois le voir de temps en temps…
— Non seulement je le vois, dis-je, mais il vit en permanence chez moi. Nous l’avons adopté. Il hésita un instant et demanda :
— Mérinda ?
— Elle s’est remariée un an après ta disparition. Elle vit en Amérique…
— Elle a bien fait… Et elle t’a laissé le petit ?
— Oui. Elle a jugé cela préférable.
— Elle a bien fait… Mais ne parlons plus du passé… Regarde Léda… N’est-ce pas une femme magnifique ? Et si tu savais comme elle m’a aidé à vivre… Ne va d’ailleurs pas croire que nous étions aussi réellement malheureux qu’on pourrait l’imaginer… Sans les chambres bleues, c’eût été supportable. Mous n’avons jamais eu faim. Mous avions mille façons de nous distraire… Nous chantions, nous discutions, nous nous donnions des spectacles. Nous nous sommes tous énormément enrichis intellectuellement. Ici, c’était devenu ma vraie patrie. Je ne l’ai jamais si bien senti que lorsque j’ai été enfermé seul pendant je ne sais combien de « rations »…
Je le regardais. Il avait des yeux énormes, une bouche énorme. Et pourtant c’était bien lui, sa voix, ses gestes, sa façon de sourire. Chose curieuse, mais explicable, il se croyait âgé d’au moins un an de plus.
— Il va falloir maintenant, dis-je, songer à l’évacuation de tous ces captifs. Elle posera quelques problèmes. Mais nos autorités sont prêtes à mobiliser toute une flotte pour ramener chacun sur sa planète d’origine. On prend en ce moment des contacts avec les civilisations d’humanoïdes…
André devint soudain sérieux. Je crus qu’il allait poser sur mon épaule sa main énorme, mais il n’esquissa que le geste.
— Écoute, Georges, me dit-il, nous avons beaucoup réfléchi à cela depuis que nous avons appris que notre délivrance était proche. Et nous sommes tous d’accord sur la façon d’envisager notre avenir. Nous savons déjà qu’il sera impossible de nous ramener à nos tailles primitives…
Je le savais aussi – et c’était un de mes soucis. Pflat nous l’avait dit. Le processus de croissance est irréversible. Les Bomors avaient le moyen de stopper cette croissance – et Pflat l’avait fait sur Luigi qui avait été piqué par erreur au moment de son enlèvement. Mais c’était tout…
— D’autre part, reprit André, nous formons ici, malgré nos différences de races et de couleurs, une communauté plus solide et plus fraternelle que bien des communautés homogènes. Si nous rentrons isolément chez nous, que serons-nous d’autre que des objets de curiosité ? Alors que tous ensemble, nous serons heureux. Ce qu’il faut, c’est qu’on nous trouve une planète neuve et qu’on nous donne les moyens de l’aménager… Tu viendras nous voir. Tu m’amèneras mon fils, quand il pourra me contempler sans avoir peur.
Je réfléchis et pensai qu’il avait raison.
Il me remit un carnet tout éculé.
— C’est ce que j’ai écrit quand j’étais dans la solitude. Prends ce manuscrit. Je n’en ai plus besoin. Tu y verras tout ce qui m’est arrivé. Tu verras, à la fin, que j’appelle la malédiction céleste sur les Bomors ! Je ne les maudis plus. Je crois même que je commence à les comprendre. Mais nous préférons les voir le moins possible. Et qu’on ne s’inquiète pas pour nous, ou à cause de nous. Nous n’avons pas l’intention de saccager cette ville que je n’ai vue pour ma part que pendant quelques secondes. Nous resterons sagement ici – maintenant que les chambres bleues ont cessé de fonctionner – jusqu’au moment où on viendra nous prendre pour nous emmener de cette planète…
Je suis resté deux mois sur Rrfac. Je revis mon frère matin et soir. Je revis aussi les anciens amis de la mission qui étaient là. Tous pensaient comme André.
J’avais envoyé un rapport aux autorités terrestres. La solution proposée par les captifs eux-mêmes parut la plus raisonnable.
D’ores et déjà, une planète « neuve » a été choisie pour eux parmi celles qui ont été récemment découvertes. D’autre part, des liaisons ont pu être établies avec les civilisations d’humanoïdes représentées au Bzolkr. L’évacuation venait de commencer quand je suis parti, il y a douze jours. Une quinzaine de nos astronefs étaient déjà là-bas, et il en arrive d’autres matin et soir.
Mon frère et mes anciens amis de la mission et tous ceux de notre race devenus géants, et aussi les humanoïdes, m’ont fait des adieux émouvants, mais ne voulurent pas sortir de leur prison pour m’accompagner. Mon frère et sa fiancée devaient d’ailleurs partir eux-mêmes le lendemain pour leur nouveau destin. Le conseil de gestion des Bomors assista, au grand complet, à notre départ. Pflat me serra longuement les mains, me remercia encore avec effusion et me dit :
— J’espère que vous reviendrez nous voir.
Je n’ai pas dit non.
Maintenant, vous savez tout. Je n’ai qu’un mot à ajouter. Désormais l’univers a pour nous un aspect nouveau. Nous allons entretenir des relations de plus en plus nombreuses, et je l’espère fructueuses, avec des races d’humanoïdes dont nous ne soupçonnions même pas l’existence. Et nos contacts avec les Bomors nous ont révélé, dans l’ordre de la science et des techniques, une foule de choses dont les applications vont améliorer encore, et extraordinairement, nos conditions de vie.
Il n’est pas sans précédent que d’un affreux malheur sortent finalement des bienfaits. C’est encore une des lois cruelles de cet univers. Mais je ne veux pas épiloguer davantage sur ces étranges événements. Je laisse la place aux images. Vous en verrez qui vous stupéfieront.
FIN